[Presse] Au bord du monde

"Au puzzle de l’existence, il manque toujours une pièce qui empêche que la raison se referme sur elle-même. C’est sur cette pièce cachée, introuvable, sur cette part onirique qui file dans l’ailleurs que Frédérique Dolphijn veille, soucieuse de ne pas résoudre l’énigme que chaque vie se pose à elle-même. Le voyage du verbe demeure fidèle à une éthique de l’inachevé."  (Véronique Bergen)

 

L'évidence, le lisse m'ennuient

Le Soir, Jean-Claude Vantroyen, 2 mai 2020

 

 

Ecriture des lisières

Le Carnet et les Instants, Véronique Bergen, novembre 2019

"Romancière, poète, cinéaste, metteuse en scène, Frédérique Dolphijn bâtit une œuvre attentive aux infra-voix, aux mouvements souterrains qui ouvrent sur d’autres mondes. La finesse subtile avec laquelle elle mène les dialogues de la très belle collection Orbe aux éditions de l’Esperluète (dialogues avec Isabelle Stengers, Anne Herbauts, Ève Bonfanti et Yves Hunstadt, Jaco Van Dormael, Colette Nys-Mazure) compose la basse continue d’Au bord du monde, un roman explorant les non-dits, les lames désirantes de personnages pris dans la logique du songe.

C’est autour d’un lieu de vacances baptisé Mon Rêve que Frédérique Dolphijn campe les glissements de terrains, les éboulements psychiques qui affectent une série de personnages vivant des histoires parallèles dont le dénominateur commun est cette résidence tenue par une créature étrange, Madame Lacroix. Fugue des trois enfants (des triplés) Colinet, désagrégation du couple formé par leurs parents, récit d’un deuxième couple de vacanciers qui, lui aussi, lors de son séjour à Mon Rêve, se sépare, troisième série narrative formée par un tombeur et une mystérieuse Elisée qui prendra la clé des champs… Les êtres que Frédérique Dolphijn met en scène vivent sur pilotis, sont comme penchés sur un secret intérieur, sur un cadavre dans le placard intergénérationnel. Dès l’instant où elles franchissent le portail de Mon Rêve, ces créatures proches des silhouettes de Folon se reconnectent à des énergies primordiales, au royaume onirique.

Ce que les arbres taisent n’est nulle part écrit.
Dans la nuit des branches, des silhouettes apparaissent. En haut, tout en haut, à toucher la cime, l’Enfant se dresse, ouvre les bras, crie, s’élance. Il vole.

L’envoûtement poétique laisse l’architecture dans l’ouvert, complexifie le dialogal par le monologue intérieur de l’Enfant, un être à part, fils simplet rejeté par sa mère, Madame Lacroix. « Il aime ce qui se dit à l’intérieur de lui. Il ne veut pas perdre ces paroles-là. » Chaque vacancier débarque avec son lot de fêlures, de fragilités tandis que Raoul, le mari de Madame Lacroix, vibre à l’unisson de la nature, amoureux de ses vaches, des champs, des bruissements du vent. La musicalité poétique est accompagnée par la mention de morceaux de rock ou de musique classique (un morceau d’Atom Heart Mother de Pink Floyd, Alone des Damned, Voodoo Chile de Jimi Hendrix, Sun Ra, Smetana, Vivaldi…) : occupant la marge du texte, apparaissant à certaines pages face à un paragraphe, ils en donnent la couleur, doublent les sortilèges du verbe par l’univers sonore. Au puzzle de l’existence, il manque toujours une pièce qui empêche que la raison se referme sur elle-même. C’est sur cette pièce cachée, introuvable, sur cette part onirique qui file dans l’ailleurs que Frédérique Dolphijn veille, soucieuse de ne pas résoudre l’énigme que chaque vie se pose à elle-même. Le voyage du verbe demeure fidèle à une éthique de l’inachevé.

Des existences nouées se défont, le vernis se craquelle. Les vaches et les veaux de Raoul, sa génisse préférée Mélodie, partent à l’abattoir à la demande de sa femme. Elisée, la femme convoitée s’enfuit, laissant Nico à sa solitude. Dans la marge, Brian Eno soulève la géologie du texte dont il révèle les lignes sismiques. Des lignes sur lesquelles les êtres funambulent, au bord d’eux-mêmes, au bord du monde."

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Bienvenue au gîte

L'Avenir, Michel Paquot, 30 mars 2020

 

 

 

 

Fêlures

La Cause littéraire, Delphine Crahay, février 2020

"Mon Rêve est un lieu de vacances banal : un gîte à la campagne, non loin d’une forêt. Il accueille successivement Yann, Clarisse et leurs triplés ; Bernard, Sarah et leur nourrisson ; Nico Mangalini et Elisée, sa nouvelle maîtresse. Tous rêvent d’un séjour qui ressoude, restaure, régénère : Yann et Clarisse aspirent au repos et à la symbiose familiale ; Bernard espère renouer avec sa compagne une intimité perdue depuis la naissance de l’enfant ; Nico Mangalini, séducteur compulsif et maître fabulateur, s’imagine que la jeune femme pourrait être, enfin, celle qu’il recherche.

Mais Mon Rêve n’en est un que pour sa propriétaire, Madame Lacroix, mégère et marâtre, flanquée d’un simplet – l’Enfant – et d’un mari-paillasson, qu’elle accable de ses acrimonies et sur qui elle semble se venger de sa vie avortée. Pour les autres, ce lieu-personnage agit comme un révélateur des dissonances enfouies, des béances tapies : les couples se défont, les familles se disloquent, les départs sont précipités, les faux-semblants s’estompent et les illusions se dissipent.

Tous les personnages de ce bref roman sont des gens communs, des gens dont Frédérique Dolphijn montre les errances et les erreurs, les légèretés et lâchetés, les faiblesses et les failles, sans les juger ni les y réduire, en romancière qui sait que la littérature n’est pas affaire de morale et que la vocation de l’écrivain n’est ni de juger ni de simplifier la complexité foncière de tout être, de toute existence.

Tous sont au bord d’eux-mêmes, à l’orée d’une bifurcation, d’un basculement. On sent que quelque chose couve et gronde – d’ailleurs les signes le disent : le crapaud dans la baignoire, l’oiseau mort sous le canapé – ; on ne sait pas encore quoi, mais on sait que cela va surgir et c’est ce moment que l’auteure saisit, ce moment où les personnages vont, peut-être pour certains, « donner une forme à [leur] vie », construire « un pont d’alliance entre [eux] et [eux] » et cesser de « se pétrifier dans les traces de quelque chose qu’[ils] ne désire[nt] pas » – sauf l’Enfant, craintif et rétif, étranger soliloquant en silence, pour toujours au bord du monde où vivent les autres.

Au bord du monde est un roman fragmentaire, divisé en trois grandes parties et composé de scènes, de tableaux, de courts épisodes. Il semble par moments qu’il présente ce qu’une caméra filmerait : de brèves notations descriptives se suivent, chacune à la ligne, comme dans un panoramique ; ça et là, de très gros plans dénotent une attention à la vie infime : des fourmis courant dans les plis des serviettes, un scarabée traversant la route, des abeilles butinant la sarriette et l’origan, … L’écriture de Frédérique Dolphijn adopte souvent le mode de la liste et de la parataxe : elle juxtapose des impressions, des sentiments, des aspirations, des gestes, des paroles, … dans des phrases souvent assez courtes – mais pas toujours. L’ensemble est rythmé, vif, énergique. Une autre particularité de son style, qui mêle efficacement le trivial et l’ordinaire du quotidien aux fulgurances et aux élans de l’âme, réside dans ses images, qui parfois interrompent la narration, ouvrant comme des échappées oniriques et fantasmatiques entre les actions des personnages, rappelant que la vie est ailleurs. Ces images, songes ou signes, sont souvent saisissantes, parfois inquiétantes : des « monstres marins voguent à l’eau de pluie », des « papillons noirs vomissent sur les murs », des « planètes pissent des cendres bleues », « des nuées de requins, grands comme la dernière phalange du petit doigt, chantent le gospel des navires engloutis », « une salamandre rêve d’un navire de paille », « des morceaux de pommes séchées rugissent en creux comme des lions en manque de courage ». Sans doute peuvent-elles paraître quelque peu fabriquées, artificielles – nous n’en jugerons pas : nous ne sommes pas dans l’atelier de l’écrivain. L’histoire, enfin, est ponctuée dans ses marges de titres de chansons et de morceaux de musique – ne les ayant pas écoutés, nous n’en dirons rien.

La grande force de ce livre se trouve selon nous dans sa matière, dense et presque opaque, miroitante. Outre les glissements et les vacillements qui rompent l’équilibre bancal où se tenaient les personnages, l’auteure s’attache à ce qui est en latence, en dormance ; à ce qui se fomente dans les limbes, dans les interstices creusés par les non-dits qui pèsent, par les fissures jamais comblées qui grèvent l’amour et la vie. Ce matériau, elle le travaille subtilement, préférant l’évocation et la suggestion à l’explication et au développement, de sorte qu’on pourrait presque écrire un autre livre avec ce qui gît entre et derrière les phrases, en palimpseste. Ce faisant, elle ménage au lecteur une place importante, tout en l’invitant à se confronter à son tour à cette matière obscure et chatoyante qu’il a peut-être, ou sûrement, tendance à négliger."

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