[presse] Les oubliés

 

Quand le peuple belge avait faim

[Un coup du cœur du Carnet]

Thierry Deltienne, Le Carnet et les Instants, octobre 2024

 

Qui se souvient de la famine qui a frappé la jeune Belgique à la moitié du 19e siècle ? Cet épisode tragique s’est produit suite à des récoltes de blé ruinées, puis celles de pommes de terre gâchées par la maladie, alors que ces denrées assuraient la sécurité alimentaire de la population[1]. Et quand la spéculation s’en mêle, que les prix grimpent, c’est la survie des plus pauvres qui est menacée. En cette année 1847, certains n’hésitent pas à émigrer en quête d’un avenir meilleur, notamment aux États-Unis dont les programmes de peuplement envoient des recruteurs dans les villes et les campagnes, avec la bénédiction des autorités.

Frédérique Dolphijn a choisi de nous rendre cette page de notre histoire en donnant vie à une galerie de personnages divers de la campagne qui s’étend entre la Sambre carolo et la Meuse dinantaise. Des jeunes pleins d’espoir, qui rêvent de sortir de leur condition, éreintés par le travail dans les fermes ou la vie de domestique, propriétaires et ouvriers agricoles. Nantis et pauvres, que l’exploitation de la terre unit, vont se trouver face à face dans la disette et révéler leur nature humaine. Le livre nous les rend proches dans leur intimité, leur complexité, se gardant de tout manichéisme social. Pour les uns, il faut choisir entre saisir l’opportunité de s’enrichir davantage et garder raison en ne suivant pas l’évolution des prix du marché qui s’emballe dans la danse folle de l’offre et de la demande. Pour les autres, dont la simple survivance est en jeu, c’est serrer les dents et se soumettre ou, au contraire, prendre le chemin de la révolte, de l’insurrection. Se rassembler et se mettre en route de ferme en ferme, faire face aux propriétaires pour acheter le grain au prix ordinaire. En cas de refus, procéder au pillage. Les forces de l’ordre sont dépassées, les insurgés connaissent le terrain, ils sont en nombre et mobiles. Certains d’entre eux sont néanmoins identifiés et arrêtés. Ils seront jugés et l’autrice nous entraine à leur procès, fondant son récit sur le texte du prononcé du jugement dont elle a joint l’intégralité en annexe. Un duel juridique palpitant entre l’atteinte à la propriété et les actes guidés par le légitime besoin de survie … Et en arrière-fond, des réflexions subtiles sur les mécanismes de la révolte et le rôle régulateur des pouvoirs publics, sans parler des effets des dérèglements climatiques et des raisons qui poussent des personnes, alors et maintenant, à prendre l’exil pour simplement éviter la mort.

On ne saurait cependant réduire l’envergure de ce roman aux faits historiques évoqués ou aux débats qu’il soulève. Les oubliés, c’est avant toute chose un texte porté par une écriture forte qui colle à la peau de son contenu. Pas d’emphase pour dire la misère ou la dureté du travail, mais des phrases serrées aux mots choisis et pétris d‘une poésie simple, qui bouscule doucement l’ordre des mots et mobilise des images et termes propres au monde agricole ici aussi célébré. Un léger décalage langagier plein de charme qui participe pleinement du voyage vers un temps qui méritait d’être revisité. L’oubli s’en trouve joliment conjuré … et le lecteur comblé.

 

 

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