[presse] L'homme de Skrida

 

La mémoire palimpseste : Sophie Braganti et L'homme de Skrida

Valérie Lounas, Mare Nostrum, mai 2025

 

Imaginez des os, reposant « Dans un cube de verre de cinquante centimètres cubes, éclairé par une rampe de lampes LED », qui se mettent soudain à conter leur histoire. Tel est le pacte spectral que Sophie Braganti noue avec son lecteur dans L’homme de Skrida. Du cœur d’une Islande du XVe siècle, âpre et mystique, émerge la voix ténue de Thor, tiré de l’oubli par une « elle » contemporaine, figure de l’archéologue-écrivain qui ausculte les strates du temps. Avec une singularité formelle saisissante, Sophie Braganti exhume un destin et orchestre une polyphonie intime où le souffle spectral réinvestit les silences de l’histoire. Il ne s’agit point ici d’une restitution servile, mais d’une véritable archéologie sensible, où le verbe, précis comme une sonde et vibrant comme une corde, explore les béances de la mémoire pour redonner une présence vibrante aux échos des disparus.

Dialogue spectral : le "Je" réincarné

La fiction s’amorce sur une confession posthume, celle de Thor, l’homme de Skrida, dont la voix émane d’un présent muséal avec ce cube de verre. Il est le témoin fragmentaire, l’un des “295 corps. Sans nom.”, dont la présence matérielle – les ossements – sert de portail vers une Islande révolue. Sa parole, cependant, ne surgit pas ex nihilo. Elle est convoquée, recueillie par une “elle“, figure composite de l’archéologue et de l’écrivaine – double transparent de l’auteure elle-même. Cette dernière n’est pas une réceptrice passive : elle incarne la tension créatrice entre la rigueur scientifique de la fouille et l’intuition poétique de l’écriture, catalysant le récit spectral, le “palimpseste mémoriel”. La voix de Thor, reconstituée, réinventée, devient un vecteur pour explorer les profondeurs d’une existence engloutie, une incarnation sensible des strates du passé.

La syntaxe éclatée du souvenir

La poétique de Sophie Braganti est une exploration formelle, une syntaxe délibérément éclatée qui épouse les contours du morcellement mémoriel et le souffle intermittent du spectre. Les phrases courtes, souvent nominales (“Vitrines. Des hommes, des femmes, des enfants.”), les ruptures syntaxiques, l’économie verbale, tout concourt à créer une oralité spectrale, un murmure venu d’outre-tombe qui progresse par touches, par fragments, comme si la mémoire elle-même luttait pour se reconstituer. Ce style expérimental est moins une affectation qu’une nécessité intrinsèque du projet : donner à entendre la précarité de la trace, la difficulté de dire l’au-delà, la texture même du souvenir ressurgi. L’écriture devient un sismographe de l’absence, enregistrant les vibrations les plus ténues d’une conscience défunte.

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