Toute la musicalité du monde
L'ombre dans le miroir vu par Philippe Simon.
« A dix-neuf ans, Claire décida qu'il était grand temps de sortir de l'adolescence, quelles qu'en soient les conséquences ». Ainsi commence L'ombre dans le miroir, le dernier livre de Dominique Loreau. Roman de la venue au monde, profondément singulier, il déroule la quête de Claire qui, tournant le dos à l'insouciance des premiers âges, se met à l'épreuve du monde et de sa découverte. Et ce faisant il donne la parole à cet instant de silence qui dans l'obscurité de nos nuits sans sommeil écoute palpiter notre part d'ombre et de mystère.
Si dans un premier temps, Claire se jette à l’assaut des savoirs livresques, dévorant livre après livre pour y chercher avec fièvre la vérité ultime de la machinerie du monde, très vite son isolement entraîne déception et fatigue. La compagnie des philosophes et des savants perturbe son entendement et, loin de l'éclairer, la précipite dans une solitude proche de la folie. Une nuit, elle fuit sa chambre et se jette dans la ville comme on se perd dans la banalité du réel pour mieux s'y retrouver. Dans un café bondé, elle rencontre Paul, un jeune homme qui semble venir de loin et marcher avec une sombre désinvolture sur les rebords d'un abîme. Sa liaison physique, presque animale, avec lui, va devenir pour Claire un instant rare à la nécessité tripale l'amenant presque malgré elle vers une métamorphose au bouleversement annoncé. Car ce qui déjà se tramait dans l'isolement de la lecture, va avec cette rencontre, pousser Claire à larguer les amarres, prendre les vents du sud et partir seule en voyage dans une Afrique inconnue, pour un rendez-vous avec elle-même dont elle sortira transformée.
Porté par une écriture limpide dont l'apparente simplicité est comme la signature de Dominique Loreau, L'ombre dans le miroir emporte par son rythme rapide et souple qui s'apparente à la respiration coulée d'une course de fond. Avec une lucidité un rien cruelle mais qui toujours suscite l'empathie, il nous fait partager les états d'âme de Claire, nous la rendant proche, presque complice. Et pourtant ce ne sont pas seulement les circonstances aventureuses de sa quête qui ici nous semblent familières. Ce n'est pas seulement cette proximité avec sa jeunesse qui appelle nos propres souvenirs et nous fait poser nos pas dans les siens. C'est parce que Dominique Loreau nous plonge littéralement au cœur de ce basculement qui fait de Claire une autre Claire, que l'Afrique qu'elle nous donne à vivre s'apparente à nos cauchemars intimes et que l'étrangeté des rencontres suscite en nous une mémoire fantasmée d'un autre monde habité de malaises plus ou moins réels.
L'histoire que nous raconte Dominique Loreau nous entraîne dans les arcanes mystérieuses d'un rite de passage aux racines profondes. La puissance émotionnelle de son récit naît de sa compréhension d'un apprentissage de soi qui trouve sa vérité en se confrontant à d'autres vies. Et l'originalité de son propos tient dans sa façon de saisir cet apprentissage dans l'instant où ce qui était caché vient en pleine lumière, tel une prise de conscience aux conséquences irrémédiables. Il y a dans le parcours de Claire cette fameuse seconde du Mépris de Moravia où tout bascule et ne sera jamais plus comme avant. Ici cette seconde est celle où notre jeunesse fout le camp et s'incarne dans le passé avec une inexorable distance. Et cet instant unique, Dominique Loreau nous le transmet comme une étincelle de sacré, une suspension magique où nos fantômes viennent à notre rencontre pour mieux s'en retourner, nous laissant mesurer toute la fragilité de nos souvenirs lumineux. Et dans cette séparation, dans ce rite essentiel qui l'accompagne, il y a toujours un secret qui se dit, une face obscure qui nous revient autrement et nous affecte pour toujours. Il y a un écart, un pas de côté qui donne à certains événements une autre lumière et qui débouche sur un nécessaire exorcisme de ce que nous avons été et qui maintenant va nous faire défaut. A l'avenir, tout ce qui était advenu de merveilleux va prendre une autre signification, entre désenchantement et lucidité.
La réussite de L'ombre dans le miroir, au-delà de ses qualités d'écriture et de sa très grande maturité dans l'art du récit, tient dans cette façon si personnelle de nous rendre proche, presque charnellement, ce point de non retour qui, comme il nous fragilise, nous grandit et nous donne à vivre cette ouverture à la musicalité d'un monde, ce monde qui, devenant nôtre, se déploie comme s'ouvrent nos ailes à l'instant de l'envol.
Texte écrit en mai 2014.