Isabelle Stengers, activer les possibles

Un bel article dans le Carnet et les Instants, signé Véronique Bergen à propos du dialogue entre Frédérique Dolphijn et la philosophe Isabelle Stengers.

 

« La pratique du dialogue peut revêtir différents visages. Si Platon en a fait une des modalités de l’exercice philosophique, il peut privilégier l’échange exploratoire au fil d’une rencontre laissant place à l’aléatoire, au tracé d’une pensée qui rebondit, qui ricoche, sans jamais refermer en réponses les événements qui lui arrivent. Le jeu que l’on pourrait dire lewiscarrollien qui préside au recueil Activer les possibles a pris la forme de notions tendues par Frédérique Dolphijn à la philosophe Isabelle Stengers. « Singulier  singulière », « sève », « Starhawk », « perception », « contrainte », « résister », « nommer », « fiction », « tissu », « intriquer » pour n’en convoquer qu’une poignée… Autant de mots au plus loin de mots d’ordre que les deux interlocutrices activent en suivant des « lignes de sorcière », des lignes qui bifurquent dirait Deleuze. « Dans « étonnement«  il y a « tonnerre«  » énonce Isabelle Stengers. Cette puissance d’étonnement, d’ouverture au monde place la pensée, l’action, le sentir, le percevoir sous le signe de la rencontre avec ce qui nous transforme.

Une éthique, une éthologie de la philosophie se dégage : se laisser interpeller, travailler par des problèmes, disjoindre le champ de la pensée de la position d’autorité et de la logique de la guerre, fabriquer des possibles qui nourrissent le monde et les acteurs qui y vivent, faire passer des liens, réimpulser des héritages minorés, bâillonnés par les savoirs officiels institués… Aux côtés des philosophes qui peuplent les travaux, les essais d’Isabelle Stengers — Deleuze, Whitehead, Leibniz…—, aux côtés de ses travaux avec Prigogine, Vinciane Despret, Bernadette Bensaude, Tobie Nathan, Philippe Pignarre, Léon Chertok…, Nathalie Sarraute, Dumas, Diderot, la science-fiction se voient convoqués dans cette conversation qui épouse le motif deleuzien de la construction de murs de pierres sèches. Au travers de la différence entre murs maçonnés et murs de pierres sèches, Deleuze condense deux manières de penser, de faire de la philosophie : d’une part, le geste de décision, la méthode consistant à cimenter l’ouvrage et d’autre part, le geste spéculatif, exploratoire optant pour l’association de pierres sèches et sa dimension d’indéterminé, d’imprévisible.

L’agencement produit par le dialogue entre les deux interlocutrices révèle l’importance de l’épaisseur, de la sève des mots, de la saveur des phrases pour Isabelle Stengers. « Quand on a affaire à eux [les mots], pour l’écriture d’un texte qui n’est pas trivial, ils prennent vie, ils prennent exigence… Ce ne sont certainement pas de simples instruments de communication, ce sont des pouvoirs qui réclament qu’on passe par leur pouvoir, qu’on ne les soumette pas à nos intentions ». Se laisser questionner, ébranler par un problème exige de se laisser traverser par les mots, d’écouter ce qu’ils génèrent. De l’acte de nommer (nommer la Terre « Gaïa ») aux motifs de la résurgence (retour actif de contre-poisons, de possibles que l’on pensait éliminés), du reclaim (réappropriation de ce dont a été séparé), Activer les possibles produit comme effets sur le lecteur ce qu’il énonce et élabore : une donation de ressources roboratives, de puissances, d’insoumission à l’état de choses. Un effet de vivification qui rompt avec le sentiment d’impuissance. »