[presse] Le dit de la renarde

 

 Article de Joseph Bodson, mai 2024

Un livre étrange et fascinant.

Chris Deville est graveuse et dessinatrice. Elle a étudié un an à La Central School of Arts à Londres puis à l’école des arts d’Uccle, et depuis, animé différents ateliers : au Club Antonin Artaud, et ensuite l’atelier Kaska.

Il est assez courant qu’un artiste illustre un livre d’écrivain, l’inverse est plus rare. Essayons, nous aussi, de poursuivre la même démarche : des gravures au style aigu, affiné, comme un ballet sur les pointes, des angles aigus, des mouvements incessants, contrôlés, une sorte de ballet, où des animaux - la renarde surtout – échangent avec l’homme, dans une ambiance qui semble parfois nous ramener au temps du paradis terrestre (s’il avait un temps), ou juste après en être sortis.

Les uns comme les autres, en mouvement, penchés l’un vers l’autre, puis s’écartant, se pénétrant ; les uns comme les autres, allongés, presque filiformes parfois, et qui ne vont pas sans évoquer les dessins de Jean de Bosschère. Très souvent, des cercles, des carrés qui découpent l’espace, des vols d’oiseaux, des fagots de lignes (à moins que ce ne soient des portées musicales un peu dévoyées), des phrases minuscules, et comme effacées (on dirait le germe d’un langage défait).

Dès le seuil, une citation d’Henri Michaux, dans La Ralentie : « On ne rêve plus. On est rêvées. Silence. » En fin de livre, un texte en majuscules grasses (comme à la fin, dirait-on, de chaque chapitre, à moins que ce ne soit là qu’une sorte de point d’exclamation) :  « la renarde dit / ils ne voient / qu’avec des mots / ou des signes / fais-les glisser / maintenant / vers le blanc / de la faille ».

Le renard de Saint-Exupéry avait lui aussi de ces réflexions désabusées, mais dans un tout autre registre.

Ici, c’est un ballet amoureux, sans cesse recommencé, sans cesse remis en question, et où d’autres animaux, tour à tour interviennent. Cette faille, au bord extrême du paradis, ne serait-ce pas celle qui sépare Eurydice de son amant, celle qui sépare Lot de son épouse, devenue pierre de Sodome, et de ses filles ? Peut-être. Cette notion de séparation, de pétrification me parait importante, et ressort bien, elle aussi, de certains textes de François Emmanuel – la faille entre les êtres est d’ailleurs un thème fréquent de ses romans. :

« Il y avait un long hiver je sais / c’était une amertume » p.11

« le sommeil parfois se déchirait en nappes / et sous le ciel mâtiné d’inscriptions / quelqu’un chantait à la pointe sèche. »  (p.14)

« tu joues l’altière / la cadencée / le fil se tend que tu ignores / nous dansons comme la terre danse »  (p.16) 

« les lignes / fendent leurs longues robes / les vendeurs ont jeté leur monnaie »  p.25

« dans ma nuit il y a deux oiseaux sans ailes » (p.28)

« ils effaçaient de toutes choses / le visage du dieu » (p.126)

« cette immense nuit tactile/ que nous embrassons sans savoir » (p.120)

« quelqu’un était passé // je marchais sur mes propres empreintes / l’écho de ma voix dans / les champs silencieux // je ramassais des brindilles sur la neige. » (p.130)

Gardez-vous bien cependant d’y voir une expression d’ésotérisme, ou bien une sorte d’énigme, de livre à clé. C’est bien plus que cela : une histoire d’homme et de femme, au bord du monde, du paradis, des espaces vierges de l’infini. Chercher, avancer, sans un regard en arrière. Et c’est en cela voyez-vous que repose la dignité de l’artiste, du poète comme de la graphiste. Une histoire d’homme, une histoire de femme.

La renarde dit / ne reviens jamais / sur tes traces / si tu reviens / tu t’es déjà perdue.