[Presse] Les Cerfs
Nous sommes séduits par cette écriture sobre et dense, qui montre sans afféterie les gestes du quotidien et de l’affection, ceux qu’on pose et ceux qu’on retient ; qui donne corps et vie aux objets et aux lieux ; qui dit sans emphase les sentiments, ceux qui naissent et ceux qui mûrissent, ceux qui consolent et ceux qui déchirent.
Un article signé Delphine Crahay sur le site La Cause Littéraire.
Les voies du silence
Blanche vient de perdre sa mère et la parole – comment parler encore la langue maternelle quand celle qui l’incarnait s’est tue à jamais ? Impuissant, à bout de ressources et d’énergie, son père refuse pourtant d’abandonner sa fille et sa fêlure à l’institution médicale. Alors, sur la foi de recommandations amies, il la confie à Annie, une jeune femme à « la patience d’ange » qui habite une petite maison à la campagne, à l’orée d’un bois, où l’enfant redevenue infans passera une longue et lente convalescence.
C’est d’une voix douce et pénétrante que Veronika Mabardi conte cette histoire de deuil, de silence, de résilience et d’amour. Quelques mots, quelques phrases, et nous sommes captifs de sa parole vive et claire, de cette parole qui tantôt s’égoutte en phrases brèves et simples, tantôt coule en phrases longues et fluides. Nous sommes séduits par cette écriture sobre et dense, qui montre sans afféterie les gestes du quotidien et de l’affection, ceux qu’on pose et ceux qu’on retient ; qui donne corps et vie aux objets et aux lieux ; qui dit sans emphase les sentiments, ceux qui naissent et ceux qui mûrissent, ceux qui consolent et ceux qui déchirent.
Tout de suite, Blanche happe notre attention, la retient, la nourrit. Nous nous attachons à cette enfant perspicace, à l’instinct sûr, qui « sait ce qu’ils [les humains] veulent, [qui] entend, sous les mots, leur impatience, ce besoin d’être écoutés, d’exister, les tristesses cachées sous les paquets de phrases bien emballées ». C’est une enfant sensible et sauvage, qui tremble pour le renard et les cerfs, qui frémit au « long cri de racine, qui n’a pas de nom » monté « directement du ventre de la terre » comme un appel. C’est une enfant attentive, qui observe et apprend sans rien dire les leçons de la solitude, de l’inquiétude, de la peur, de l’amour et de la forêt.
Annie aussi nous émeut, Annie qui a laissé derrière elle la ville, ses livres et ses élèves, pour venir vivre près de son amant, Ian, qui travaille à la scierie voisine. Annie la bavarde, qui donne à la petite tous les mots qu’elle possède, dans le désordre, dans « un langage qui se défait, qui oublie les lignes » – elle qui a appris et apprenait aux autres à « parler droit ». Annie l’intranquille, la passionnée, la fragile, qui donne tout à un homme tiraillé par la « peur de la corde au cou, du boulet au pied », par le prurit de la fuite ; un homme dont elle attend tout, dont elle attend trop – et qui ne veut pas qu’on l’attende. Ian, lui, nous touche par les contradictions et les craintes où il est empêtré, comme nous tous, et par le lien singulier qu’il noue avec Blanche, cette complicité tramée de sourires, de regards, de mots tus, cette intimité qui se tisse entre deux êtres qui se reconnaissent de la même espèce.
Il faut dire un mot, aussi, des dessins d’Alexandra Duprez, échos et répons au texte, qui sont comme des visions ou des rêves, qui appartiennent à l’invisible, à l’imaginaire, à l’inconscient. Un mot seulement : nous n’y entendons rien et nous en parlerions bien mal s’il fallait en dire plus. Nous dirons seulement leur beauté, leur beauté sombre, étrange et parfois troublante.
Les Cerfs est un roman lent, un roman qui épouse le rythme de la dormance et de l’attente, le rythme du chagrin qui décante, le rythme des choses souterraines qui ont leur vie propre et qu’il faut se garder de hâter. C’est une histoire de guérison et d’initiation, pleine d’ombre et de lumière ; une histoire où l’émotion brûle en dedans, affleure à chaque page sans s’épancher, où le silence est plein, fécond, habité ; c’est une histoire dense, empreinte de finesse, de délicatesse et, surtout, de justesse.
Animaux : esprits ou figures tutélaires – le renard, les cerfs.
Chaleur.
Murmure – l’air de ne pas y toucher.
Delphine Crahay
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