J’écris, pour la première fois, sur des comportements ou des agissements qui se sont produits il y a près de soixante ans pendant lesquels les eaux glacées de la souffrance ont coulé sous les cieux illisibles et pourtant d’une évidence à crever les yeux.
Il s’agit de raconter une nuit, une longue nuit de plusieurs années, une éclipse de joie de vivre, un brouillage certain dans le cheminement d’une vie véritablement éclose avec un retard considérable.
Mon corps sait mieux que moi ce qui s’est passé, puisque je me suis forcé à oublier, à vider la poubelle de mes ressentiments pendant des années, des années durant lesquelles mon corps n’a rien oublié, n’a rien pu oublier, même s’il l’avait voulu avec la plus grande détermination ou volonté.
Un texte comme un cri. Un cri de rage. De colère. D’injustice. Le cri d’un enfant meurtri, qui ose enfin s’exprimer plus de soixante ans après les faits.
Douloureusement, Jean Marc Turine remonte le fil de sa mémoire et raconte ce qu’il a tant voulu oublier : les agressions sexuelles répétées, lorsqu’il était jeune garçon, par des membres du clergé. Le texte déroule les faits et navigue entre le récit factuel, cru, et l’émotion intense. Jean Marc Turine réussit à garder cet équilibre précaire, entre le recul nécessaire à l’écriture et la répugnance des souvenirs évoqués ; écœurement, dégoût, colère ; les émotions remontent.
Depuis toujours, la force du travail de Jean Marc Turine réside dans sa capacité à dénoncer, sans relâche, les horreurs, les injustices, de donner la parole aux sans-voix, aux opprimés de la société. Après trente-cinq ans de travail acharné, de créations radiophoniques, de livres de résistance, il prend la parole pour lui-même et l’enfant qu’il était. Dénoncer les agressions perpétrées par des membres de l’Église permet à son enfance meurtrie de trouver les mots de sa blessure.
L’importance de ce texte réside dans son honnêteté, il n’occulte rien, ni la part d’ombre, ni le déni, ni la difficile construction en tant qu’homme adulte. Au-delà de l’horreur, il éclaire également l’œuvre littéraire d’un homme épris de justice.
Il est des sujets dont on essaie parfois d’oublier qu’ils existent, des souvenirs qu’on préférerait occulter. Mais ce qui s’est passé a existé, et libérer la parole est salvateur, essentiel. Les comportements abusifs sur des jeunes enfants et leurs dénonciations récentes provoquent des haut-le-cœur. La trame en est souvent un rapport d’autorité qui paralyse la victime en protégeant l’abuseur. Le témoignage permet alors, non pas de comprendre, mais simplement d’entendre. Lorsque celui-ci se double d’une écriture ayant la qualité de celle de Jean Marc Turine, le lecteur se laisse happer par ce cri du cœur, véritable claque qui remue et révolte.
La version radiophonique de Révérends Pères, interprétée par Jacques Gamblin, a été réalisée pour les Fictions de France Culture par Juliette Heymann en 2022.
FICTIONS / SAMEDI NOIR par Blandine Masson
Le samedi 19 février de 21 à 22 heures
Lu par Jacques Gamblin
Réalisation : Juliette Heymann
Conseillère littéraire : Caroline Ouazana
Assistante à la réalisation : Claire Chaineaux
Prise de son montage et mixage : Pierric Charles, Eric Villenfin et Dhofar Guerid
L’enfant ne peut parler. Il sait bien qu’ils sont plus forts que lui, que les adultes ne respectent pas la parole enfantine, qu’elle est délégitimée à peine est-elle prononcée. Il sait bien aussi que ses parents l’ont inscrit dans cette institution catholique dans le but de lui assurer le meilleur enseignement, car cet établissement à bonne réputation. Ils vont même déménager et s’en rapprocher, mettant ainsi un terme aux seules joies de l’enfant qui tenaient à son quartier populaire et pauvre mais dans lequel il aimait vivre et où il comptait plusieurs copains. Conforme aux idéaux bourgeois de ses parents pour lesquels l’image qu’on donne de soi est essentielle, cette nouvelle adresse le coupe de tout ce qui pouvait le distraire de son calvaire.
Et puis comment expliquer ce qu’il ne s’explique pas à lui-même, comment passer au-delà de la barrière de la honte et de la culpabilité qui l’engluent, de la peur intense avec laquelle il vit tous les jours, comment répondre aux questions qu’on ne manquera pas de lui poser. Et si on ne le croit pas ? Aucun enfant n’a les mécanismes intellectuels et psychologiques pour comprendre ce qui lui arrive et prendre des décisions. Il est seulement écrasé et broyé, survivre est sa seule préoccupation, quand elle l’est encore.
Il ressent tant de haine pour ses bourreaux qu’il souhaite leur mort, seule façon de se délivrer d’eux pour de bon.
Article de Floredelain sur le site En lisant, En écrivant, publié le 28 mars 2022