[presse] Le regard retrouvé

 

Au premier regard

Article de Sarah Bearelle pour Le carnet et les instants, mai 2024

 

En dépit de la météo, la narratrice décide d’aller « marcher quelque part », elle qui, dans ses lieux communs, « trouve toujours quelque chose à voir ». Scène inaugurale du récit, cet élan perceptif fait jaillir un regard, qui parcourt, se dérobe, interroge, explore, embrasse, fixe, se suit. Dans un kaléidoscope aux prismes intimes et aux clartés touchant le philosophique et l’imminemment collectif, l’écrivaine, ethnologue et passionnée de photographie, Chantal Deltenre se met en quête de celui qui permet de voir, de se voir, de se redécouvrir quand il s’était oublié ou avait été censuré, cet œil résonnant qui transmet une rumeur qui ranime.

Dans cette traversée de la fugacité de l’instant, surgissent des images d’autrefois, des souvenirs. Soudain, à hauteur d’enfant, une vision fait irruption :

Tout va bien ?
– Oui, ça va. Sauf que j’ai vu quelque chose de bizarre.
– Quoi donc ?
– J’ai vu la fenêtre et le chien, ici, dans mes bras, mais en blanc et noir comme à la télévision.
– Tu n’as rien d’autre à inventer ? 

Cette résurgence du soupçon du mensonge et de la crédibilité refusée à cet œil de l’enfance constitue l’élément déclencheur du récit.

Aucun enfant ne peut nommer cette présence de chaque instant, qui tour à tour l’étonne, l’inquiète, l’attriste ou l’émerveille : son regard. […]
J’en parlerais presque comme d’un vrai personnage : il s’appellerait Regard, avec un R majuscule et m’accompagnerait depuis l’enfance jusqu’à ces yeux qui se ferment.

Par le biais de ce qu’elle aime regarder, des images et leurs rituels, leurs énigmes, leurs mystères, la narratrice fait le tour de celles qui ont marqué son regard d’enfant. D’un théâtre d’ombres improvisé, aux pages du Nouveau Petit Larousse illustré, des Aventures de Robin des bois à travers « le poste », à cet entre chien et loup étiré, aux chromos désuets collectés dans les barres de chocolat où babille la langue sérielle du regard, elle questionne son goût pour la photographie, cet art saisi au détour d’une vitrine du Pays des Colline, son rapport à l’image de soi, au portrait, à ces Visages capturés qui seront, par son regard, des images d’images. Elle arpente la genèse du regard au travers des photographies accumulées, y scrutant les traces des perceptions primitives et leurs variations, exhume les instantanés de ses premiers films argentiques capturés par cet allié du regard, celui qui pouvait alors apporter la preuve du visible, cet appareil requis par l’école de journalisme ; elle écrit une lueur qui parle en poésie discrète, dans ce regard jaillissant.

Cette narration perceptive et énonciative est accompagnée, un peu comme un épilogue, d’images évoquées dans le texte, des photographies jalonnant le dire et qui le confortent alors avec le voir. Une manière de rendre justice au regard retrouvé ?

Je ne suis pas dupe : c’est mon regard qui vient de partager ce qu’il a appris dans les yeux des deux êtres qui ont veillé sur lui. Il a puisé et retenu toutes ces images sans qu’elles soient décrites. Mes grands-parents regardaient sans rien dire : ils n’avaient pas les mots. Le mot « paysage » par exemple, je ne me souviens pas qu’ils l’aient prononcé. Pourtant personne d’autre qu’eux n’a pu donner à mon regard le goût de ce Pays des Collines où j’ai grandi. C’est bien la pire des injustices que de manquer de mots pour donner la parole à son propre regard.

Le regard retrouvé, une traversée dans le monde de la perception, l’expression d’un regard intime qui dévoile l’extime.

 


 

Article de Françoise Lison pour le Courrier de l'Escaut, avril 2024

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