[presse] Vinciane Despret, collection Orbe 

 

 

Vinciane Despret au plus près

Boomerang, France Inter, Augustin Trapenard, 16 décembre 2021

à découvrir ici

 

 

Elle est l'intellectuelle invitée du Centre Pompidou pour un cycle de rencontres et de conférences qui s’est ouvert fin novembre, se terminera en mai 2022 et qui s’appelle « Avec qui venez-vous ?». Vinciane Despret est dans Boomerang.

Extraits de l'entretien

"Ce qui est intéressant chez les êtres humains, c’est les alliances qu’ils font avec le très différent. Cela les enrichit et peuple le monde d’occasions de changement nouvelles."

"Une relation avec les animaux n’est jamais désintéressée. L’opportunisme se situe de part et d’autre. Cela donne des alliances intéressantes."

Deux virus nous menacent: le virus de la sidération par rapport à l’ampleur de l’urgence climatique, et celui du capitalisme, qui fait qu’une toute petite partie de l’humanité extorque toutes les richesses depuis des siècles.

"Les animaux n’ont pas leur place partout, mais la façon dont on assigne les places est parfois d’une extrême violence. Elle relève des techniques de l’hygiénisation de nos vies."

Carte blanche

Pour sa carte blanche, Vinciane Despret a écrit une lettre à sa chienne. 

"Ma très chère Alba

Tu ne liras évidemment pas cette lettre, l’écriture n’étant qu’un des innombrables points de divergence entre nos manières d’être et de communiquer— non que tu n’écrives pas, tu le fais à ta manière de chienne, mais je ne la comprends pas plus que tu ne comprends la mienne. Et ce n’est là qu’une des multiples différences de nos « vitalités expressives ». 

Je chéris chacune de ces différences entre nous, ces différences qui, par un très beau paradoxe, nous séparent et nous rendent proches, nous font nous sentir différentes l’une de l’autre et être différentes de ce que nous étions avant de nous connaître.

Parce que tu es une chienne, tu n’as pas pu m’accompagner hier à Beaubourg, à l’une des rencontres autour du thème « Avec qui venez-vous ? ». Ce n’est pas ta place. Mais c’est quoi la place des animaux ? En choisissant cette formule d’invitation, je ne savais pas que c’est le problème de la place qui allait, de manière récurrente, se poser.

Que le fait de ne pas être humain ne cessait d’être sanctionné par le geste de se faire remettre à sa place (ce qui plus précisément veut dire: se faire déplacer ailleurs). 

Les agents d’accueil m’ont raconté que quantité d’animaux sont en fait entrés dans Beaubourg. Mais toujours clandestinement, en profitant des brèches dans les murs ou dans la sécurité.

Et le constat est le même partout : il y a de moins en moins de place pour d’autres êtres que nous. Notre monde devient un monde d’entre nous, comme on dit d’entre soi. 

L’historien du Moyen-Age Pierre-Olivier Dittmar m’a rappelé que le Paradis, je parle de la destination finale, était un lieu sans animaux. 

Je crois ma chère Alba, que notre monde ressemble de plus en plus au Paradis. En fait, on y est presque, nous n’aurons pas besoin d’être morts pour y accéder. 

Alors je dois te remercier Alba, comme on remerciera tous les clandestins de Beaubourg, araignées, pigeons, souris, moustiques, bactéries, champignons, de nous avoir gardés, pour un temps encore, vivants."

 


 

 

Pensées-écritures et invention de mondes. Dialogues aviens. 

Le Carnet et les Instants, Véronique Bergen, 11 décembre 2021

 

"Septième titre de la très belle collection « Orbe », Fabriquer des mondes habitables descend à pas de loup et de colombe dans la forge de l’écriture de la philosophe et éthologue Vinciane Despret, de la mise en récit et en pensée de questions à l’interface de la philosophie et de l’éthologie. Adoptant le principe heuristique de la collection — celui d’un piochage dans un massif de mots choisis par Frédérique Dolphijn —, le dialogue emprunte des chemins qui ressaisissent l’articulation entre espace du livre, traduction/accueil des animaux et des morts, proposition de mondes.

Le questionnement du comportement des animaux, des oiseaux passe par l’invention d’un rapport à ces derniers qui se place sous le signe de l’alliance, d’une écoute d’êtres singuliers, réels, arrachés à la grille de la représentation. Le nouage entre propositions théoriques expérimentales, hybridation des registres d’écriture (philosophie, éthologie, récit d’anticipation) et mise en tension des pensées est sous-tendu par une pratique de l’écriture vécue comme adresse, déposition et pragmatique à effets réels. Le plan des travaux de Vinciane Despret est ouvert, branché sur des connexions avec les animaux, les morts, avec le monde des sciences, le dispositif expérimental et irrigué par des dialogues avec Isabelle Stengers, Bruno Latour, Donna Haraway, Ursula Le Guin. C’est sous l’horizon du concept spinoziste de joie que son œuvre se tient, c’est avec l’énergie des « passions joyeuses » qu’elle se construit. L’ouvrage s’ouvre sur la rencontre décisive entre Vinciane Despret et Isabelle Stengers, une rencontre qui signe pour la première une seconde naissance tardive, en 1994.

L’attention aux interactions avec le vivant, à la page sur laquelle on écrit, aux pratiques poétiques, littéraires des animaux, à la thérolinguistique (étude de la langue des animaux sauvages) entraîne une redéfinition des notions d’idée, d’émotion, d’intention, d’appropriation du territoire par les animaux, tout un bougé qui invalide le dualisme de la pensée et du sentir.

Qu’est-ce qu’une émotion ? C’est quelque chose qui te fait sentir.
 James dit,
— Les idées, ce n’est pas ce que nous pensons, mais ce qui nous fait penser… 

Un penseur matérialiste, un écrivain très éloigné du plan d’immanence de Vinciane Despret a conceptualisé l’enracinement émotif, passionnel, pulsionnel de la pensée qu’il a circonscrit en une formule souvent convoquée par Annie Le Brun : « On déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien ». Il s’agit de Sade. Sade qui a remis la philosophie dans le boudoir, c’est-à-dire dans le corps là où Vinciane Despret la remet dans les « puissances d’agir » des formes du vivant, de la nature. Écrire avec les oiseaux, avec les morts, pour les animaux, pour les défunts, pour les vivants implique une responsabilité dans la traduction de ce que nous supposons être leurs récits, des récits qui transitent par une instance étrangère à leur propre monde, à leur propre voix. Davantage qu’une question éthique, l’interrogation posée par Vinciane Despret (« Est-ce que les auteurs sont à la hauteur des fragilités et des puissances de leur objet ? ») est une question ontologique comme elle le développe. Il s’agit de l’ontologie particulière des êtres de papier, des personnages de fiction (Roméo et Juliette, Mowgli, Bagheera, Robinson Crusoé…) dont l’instauration d’un régime d’existence singulier relève moins de techniques comme l’affirme Bruno Latour (qu’elles soient mentales, linguistiques, sémiologiques) que d’un pacte en deçà des techniques. Les signes recueillis sur les animaux, les défunts, sur sa surface pulsionnelle, dans son imaginaire, sur le corps de l’Histoire, de ses micro-histoires sont hétérogènes aux signes retranscrits, recréés, transformés en récit.

C’est en oiseau que Vinciane Despret et Frédérique Dolphijn voyagent dans les problématiques du rythme de la langue, de la nomination, du raconter avant l’écrire ou encore du rapport corporel à l’écriture. Si leurs échanges, leurs dialogues peuvent être dits aviens, c’est au sens où elles bâtissent un espace dialogique que les lecteurs viennent habiter en y apportant leurs propres brindilles, dans une mise en échos des chants."

article à lire ici